du jeu vidéo et son rapport à la postérité, partie 2: le problème du temps

Par problème du temps, je ne parle pas du temps nécessaire pour finir un jeu, qui est un point dont j'ai déjà brièvement parlé dans un précédent billet. Je parle plutôt du temps, le temps, celui qui passe et qui finit par tout faire disparaître. Lorsque tout s'efface, lorsque les générations se succèdent, seul le temps finit par départager ce qui est retenu dans la mémoire collective de ce qui est effacé.

Éventuellement, on peut toujours donner un coup de pouce au temps pour sélectionner ce qui sera transmis au fil des années, des siècles, des millénaires. Je pense aux milliers de moines copistes qui ont servi de maillons essentiels dans la chaîne pour préserver beaucoup d’œuvres à l'époque où une copie brûlée était souvent synonyme d'une oeuvre à jamais perdue. La grande bibliothèque d'Alexandrie est l'exemple parfait.

Maintenant, à notre époque, cela paraît presque inconcevable. Tout ou presque peut être dupliqué, copié, imprimé, ré-édité, transféré, digitalisé, si bien qu'il ne reste que le temps pour départager le grain de l'ivraie. Il n'y pratiquement plus de contraintes techniques et/ou physiques.

Pas pour le jeu vidéo.

Il existe tout un pan des œuvres vidéo-ludiques qui vont avoir beaucoup de mal à passer dans la postérité, et on observe ça dès aujourd'hui, à une échelle extrêmement courte. Je parle des jeux vidéo qui tournent exclusivement ou partiellement autour du multijoueur.

L'exemple qui me vient en tête est Journey, le jeu de thatgamecompany sorti en 2012 sur PS3. On peut tout à fait faire le jeu d'une traite, entièrement en solitaire, et en tirer une expérience très intéressante. Mais cela reviendrait à éclipser un aspect majeur de l'oeuvre, aspect qu'il est possible de découvrir uniquement si on a la chance de faire l'aventure à deux, avec un parfait inconnu.

Prenez donc Journey, maintenant en 2015. Imaginez quelqu'un qui n'est pas aussi consumériste que l'industrie vidéo-ludique aurait voulu qu'il soit (disons plutôt qu'il préfère prendre son temps avant d'acheter toutes les sorties sur toutes les plateformes, et on sait tous combien le marché du jeu vidéo peut être rapidement étouffant). Imaginons donc que cet individu achète une PS3 maintenant, en 2015, alors que la PS4 est la fureur du moment; imaginons également qu'il achète Journey, car on lui en a dit beaucoup de bien, et il veut essayer par lui-même, encore frais et préservé de toute révélation quant au contenu du jeu. Après tout, pourquoi pas ?

La question est: quelles sont les chances pour lui, en 2015, sur Journey, de croiser un autre joueur dans le jeu et de faire l'aventure avec lui ? Alors que le jeu est sorti il y a bientôt 3 ans, sur une plateforme qui est en fin de vie désormais, avec l'arrivée de la next-gen ? 3 ans, dans l'univers vidéo-ludique, c'est une éternité. Les cycles de succès et de reconnaissance des jeux se font de plus en plus courts à mesure que le marché grandit de plus en plus. On a à peine le temps de succomber aux vagues de marketing pour un jeu que les autres campagnes arrivent de plein fouet, pour un autre jeu, encore plus grand, encore plus beau.

Vous vous rappelez Destiny ? Cinq mois après, qu'en reste-t-il ?

Vous vous rappelez GTA V ? Cinq mois, qu'en reste-t-il ?

Revenons sur Journey, donc. Quelles sont les chances de rencontrer quelqu'un d'autre jouant à Journey en 2015, trois ans après ?

Et en 2020 ?

En 2035 ?

Y aura-t-il encore des gens pour jouer à Journey, à Destiny, à World of Warcraft ?

Tous ces jeux qui reposent essentiellement sur le multijoueur sont figés, condamnés à disparaître au fil des années, au fil des siècles. Ils n'y aura pas de moines copistes pour transmettre l'expérience d'une aventure à deux sur Journey; il n'y aura que des récits, de la part de joueurs qui étaient là, en 2012, quand Journey était la fureur du mois, et les malheureux qui n'ont pas pu -ou voulu- tenter l'expérience n'auront que ces histoires pour tenter de saisir l'essence du jeu. Oh, il y aura bien quelques irréductibles qui joueront toujours au jeu 25 ans après sa sortie, bien sûr, tout le rétrogaming repose sur ça, la nostalgie du temps qui n'est plus, la redécouverte de pépites venu d'antan. Mais je constate que ce qui marche très bien pour des jeux solos de NES et de SNES a beaucoup de mal à décoller pour les jeux en multijoueurs. Qui pour une partie de FIFA 99 sur PS1 ? Déjà, les mains en l'air se font moins nombreuses.

Quelle est la solution, alors ? Cesser de produire des jeux multijoueurs ? Ce serait dommage, certaines expériences à plusieurs sont irremplaçables. Peut-être pourrait-on commencer par allonger le cycle de vie des jeux, en n'écoutant pas les sirènes du marketing à tout bout de champ et sauter d'un jeu à l'autre dès qu'ils sortent, telles des oies que l'on gave. Ensuite, on pourrait, nous, en tant que ludophiles, plus s'intéresser aux œuvres du passé afin de ne pas les oublier. Dans le cinéma, on a déjà franchi le pas depuis un bon bout de temps; il apparaît inconcevable de se dire cinéphile et de ne pas avoir exploré le cinéma d'avant sa propre naissance, au moins un minimum. Quant à la littérature, c'est ancré dans les mœurs: les livres des siècles précédant, tout le monde les connaît.

Il faudrait faire de même avec le jeu vidéo. Je ne dis pas qu'il faut se complaire dans le passé, mais tout de même, il s'agit là d'un patrimoine culturel que nous devons continuer de transmettre. Le médium est jeune, très jeune, 40 ans à peine, il faut en profiter pour instaurer des bonnes habitudes en son sein. Constater que le cycle de vie d'un jeu après un demi-siècle d'existence seulement pour son univers en est réduit à 6 mois à peine, avec un vague soubresaut et regain d'intérêt au moment des soldes Steam, c'est très triste.

 
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