du jeu vidéo et son rapport à la postérité, partie 1

Le jeu vidéo moderne est un genre qui se tire une balle dans le pied. Dans l'état actuel des choses, le medium vidéo-ludique tel qu'il est conçu par les principaux acteurs sur le marché et par les récepteurs, c'est-à-dire les joueurs, fonce vers une impasse, tête basse, résigné, presque suicidaire. Le constat est difficile à avaler, mais les faits sont là: pour le moment, le jeu vidéo ne souhaite pas rester gravé dans le temps en tant qu'art, mais en tant que simple distraction consumériste, et une piètre distraction, qui plus est.

Dans sa fascination pour l'image, toujours plus travaillée, ainsi que dans la recherche et l'élaboration d'histoires et d'univers toujours plus riches, toujours plus complexes, le jeu vidéo se rapproche du cinéma, un genre où les œuvres créées nécessitent à celui qui veut se les approprier deux, voire trois heures de temps. Les exemples dépassant cette fourchette sont relativement rares, et ne sont pas là pour se la jouer rebelle, mais plutôt dans une volonté d'aller jusqu'au bout de leur propos. On voit mal comment traiter un sujet tel que la Shoah dans un film ordinaire de 1h45.

Le problème, c'est qu'en complexifiant son propos, le jeu vidéo se rapproche dès lors plus de la littérature, dans sa manière d'être abordé: tel un livre, un jeu nécessitera plusieurs heures, beaucoup d'heures, pour arriver à sa conclusion, saisir son essence, apprécier son contenu. C'est une activité qui demande du temps, beaucoup de temps, trop de temps.

La dichotomie est flagrante: d'un côté il y a la volonté de présenter un objet presque cinématographique dans sa forme, visuellement plaisant, divertissant et devant lequel le joueur est relativement passif (je parle bien du jeu vidéo moderne tel qu'il est conçu par les industries dominantes du marché, cette réflexion ne s'applique pas aux autres formes vidéo-ludiques présentes dans le monde).

De l'autre côté il y a cependant un objet presque littéraire dans son fond, dans le sens où il va falloir investir beaucoup de temps dedans pour arriver au bout de ce qui est proposé et digérer le tout, dans un processus de réappropriation de l'oeuvre.

L'exemple qui pourrait résumer ce que j'essaie de dire serait le suivant: le jeu vidéo moderne, c'est comme si Michael Bay faisait un film de 12 heures.

Aujourd'hui, et encore, c'est acceptable, et c'est largement accepté par la communauté de joueurs, les récepteurs donc de ces produits qui oscillent entre divertissement immédiat et digestion lente.

Mais demain ?

Après-demain ?

Alors que les civilisations se tournent de plus en plus vers l'efficacité, la profitabilité, le découpage toujours plus tyrannique du temps de vie, un temps qui nous est imparti et qu'il faut rentabiliser de son mieux afin de ne pas avoir l'impression de le perdre, de le gâcher, demain, dans le futur, quelle sera la place du jeu vidéo si il continue sur sa lancée actuelle ?

Dans 50 ans, dans 100 ans, qui donc aura le courage et la volonté de passer 12h devant ce film réalisé par Michael Bay ?

Dans 50 ans, dans 100 ans, qui donc aura envie de se replonger dans The Last of Us et se farcir 12h de simulation d'échelles et de séquences d'action toutes plus répétitives les unes que les autres juste pour quelques minutes de la séquence de fin ?

Dans 50 ans, dans 100 ans, qui donc aura envie de se retaper les gunfights laborieux et pénibles de Bioshock Infinite, dans un univers sous-exploité juste pour pouvoir apprécier le twist scénaristique bancal de fin de jeu ?

Dans 50 ans, dans 100 ans, qui acceptera de passer un demi-millier d'heures dans Skyrim à marcher dans le vent pour saisir tout ce qui fait la beauté et la qualité de l'oeuvre, parce que tu comprends “juger ce jeu après 100h de jeu, laisse-moi rire” ?

Personne.

Personne n'aura la moindre envie de sacrifier plus d'une dizaine d'heures de son temps dans un jeu vidéo au photo-réalisme daté et dépassé (je ne parle pas de mauvais graphismes, je parles de mauvais photo-réalisme), au gameplay abrutissant et répétitif, nous présentant un scénario dont on se fiche pas mal en fin de compte, joué par des protagonistes peu cohérents, peu crédibles, qui ne nous parlent pas du tout, à nous humains qui demandons à être transformé, altéré, transcendé.

Le jeu vidéo tel qu'il est pensé par les industries dominantes du marché est dans une impasse, au pied du mur.

Soit on fait un film de 2h qui a la qualité d'un film de Kurosawa, soit on fait un livre de 10h qui contient le génie d'un James Joyce.
Ou bien alors on fait un film de 10h qui aurait la puissance d'évocation de Kubrick, ou encore une pièce de théâtre de 2h qui aurait pu être écrite par Racine.

C'est une question de qu'est-ce que tu vas dire et pendant combien de temps tu as l'intention de le dire. Un équilibre précieux que n'a pas, pour le moment, le jeu vidéo moderne.

 
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